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Écoeurés par la CSST, les médecins refusent des patients victimes d’accidents de travail

Par Héloïse Archambault, Journal de Québec, 5 janvier 2016

Pour lire l’article en ligne veuillez suivre ce lien: Médecins, CSST et patients

 

Des docteurs refusent de prendre en charge des victimes d’accidents de travail parce qu’ils se font trop «écœurer» par la CSST. Une situation qui préoccupe le Collège des médecins (CMQ).

 

«C’est rendu de la médecine d’avocats», constate Pierre Normandeau, gestionnaire de la multiclinique des personnes accidentées de Montréal.

«Et c’est ce qu’ils veulent, parce que ça écœure les médecins, ajoute-t-il. C’est la raison pour laquelle plein de médecins refusent de traiter des dossiers de CSST. Ils savent que c’est compliqué, qu’ils se feront écœurer.»

Le collège préoccupé

Dans une infolettre diffusée en septembre dernier, le CMQ écrit avoir été informé d’une «situation préoccupante». On y relate que des médecins refusent de traiter des accidentés pour ouvrir leur dossier auprès de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST).

«D’autres médecins se retirent en cours de suivi médical sans aucune raison apparente, sans préavis ni référence à un collègue», lit-on aussi dans la missive.

Certaines cliniques affichent même publiquement leur refus de traiter les cas de CSST, note le CMQ, qui relève que ces pratiques sont contraires aux normes.

«C’est pire que c’était, dit Lise-Anne Deshaies, directrice de la Polyclinique médicale populaire de Montréal, spécialisée dans les lésions professionnelles. Les patients cognent à plein de portes et toutes les portes se ferment. Des gens arrivent ici au bout de trois ou quatre refus ailleurs.»

Décourageante bureaucratie

«La plupart de mes patients ont des médecins de famille, mais ils ne veulent rien savoir de la CSST. Ils ne veulent pas de trouble», raconte un médecin qui suit des accidentés du travail depuis 20 ans.

La lourdeur administrative et médico-légale de la CSST décourage les omnipraticiens à suivre ces patients, qui ont souvent besoin d’un suivi à long terme.

«C’est clair qu’un monsieur de 72 ans qui se fait prescrire des pilules, c’est plus simple qu’un accidenté avec un dossier d’un pouce d’épais qui pleure dans le bureau», croit Me Marc Bellemare, spécialisé dans les cas de CSST.

Chaque jour, l’avocat de Québec et ex-ministre reçoit au moins cinq appels de médecins incapables de remplir les formulaires. «Ce n’est pas l’accidenté qui écœure le médecin, c’est la machine. Les fonctionnaires contribuent à rendre le système plus lourd en harcelant les médecins et en demandant des papiers différents.»

Mécanique judiciaire

Selon le CMQ, cette complexité avec la CSST a toujours existé. «C’est un processus extrêmement lourd. […] S’il y a une chose qu’un médecin hait, c’est entrer dans la mécanique judiciaire. Ça prend beaucoup de temps et ça ne donne pas beaucoup de résultats», explique le Dr Yves Robert, secrétaire du CMQ.

Du côté de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec, on ne croit pas qu’il s’agisse d’une problématique importante. «Mais est-ce que c’est normal? La réponse est non, dit le président, le Dr Louis Godin. Un médecin ne peut pas refuser de suivre un patient à moins de ne pas avoir les compétences pour le faire.»

La CSST a refusé la demande d’entrevue du Journal.

« TRIMBALLÉE COMME UNE BALLE DE PING-PONG »

Victime d’un accident au travail, une quinquagénaire de Gaspésie estime avoir été vue par une dizaine de médecins différents depuis quatre ans parce qu’aucun n’acceptait de s’occuper de son dossier.

«J’ai vu trop de médecins pour les compter sur mes deux mains», confie Marjorie Langlais, qui ne travaille plus depuis 2011.

Douleur et dépression

En 2010, la vie de cette agente de santé et de sécurité du travail dans une usine a complètement basculé après un accident de travail. «Je marchais et il y avait beaucoup de boyaux par terre. Quelqu’un a tiré sur un boyau, il s’est enroulé autour de ma jambe et je suis tombée sur le ciment.»

Blessée à l’épaule et au genou, la femme de 52 ans a tout de même continué à travailler. Or, un an plus tard, la douleur au quotidien l’a entraînée dans une dépression.

«J’ai travaillé jusqu’à ce que je ne puisse plus endurer le mal», dit-elle.

Placée en arrêt de travail, elle recevait des prestations de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST). Inscrite à une unité de médecine familiale (UMF), Mme Langlais a été balancée d’un médecin résident à l’autre durant des années.

«Je devais répéter mon histoire chaque fois, j’étais trimballée comme une balle de ping-pong. Quand t’es en dépression et que t’as des idées noires, ce n’est pas le temps de te faire garrocher d’un bord à l’autre», confie-t-elle.

« Vraiment épeurant »

Par ailleurs, elle déplore que sa médication ait été constamment modifiée. «C’était vraiment épeurant. J’avais peur de leur dire que ça n’allait pas, parce que je savais qu’ils changeraient mes pilules», dit la dame.

Cette dernière a même dû se battre contre la CSST parce qu’un médecin avait signé un rapport qui la renvoyait au travail… sans l’avoir vue. Récemment, la dame a réussi à faire inverser cette décision.

Depuis cinq mois, la vie de Mme Langlais a changé puisqu’un médecin de famille a finalement accepté de la suivre. «C’est le jour et la nuit, avoue-t-elle. Juste le fait qu’elle prenne le temps de m’écouter, ça fait toute la différence.»

Les cliniques spécialisées dans les lésions professionnelles ont de la difficulté à recruter des médecins pour traiter les accidentés du travail.

«C’est pratiquement la peste de la médecine, souligne Pierre Normandeau, gestionnaire de la Multiclinique des personnes accidentées de Montréal. Les médecins sont allergiques à ces dossiers-là.»

Si les accidentés du travail ont de la difficulté à trouver un médecin, les cliniques ont elles aussi du mal à recruter de la main-d’œuvre.

Voilà deux ans que la Polyclinique médicale populaire de Montréal essaie de recruter un deuxième médecin pour traiter des lésions professionnelles.

Publicité dans les revues de médecins, bouche-à-oreille: rien ne fonctionne. Pourtant, par le passé, jusqu’à quatre médecins étaient embauchés pour cette clientèle.

«On est obligés de refuser au moins deux ou trois patients par jour», se décourage Lise-Anne Deshaies, directrice de la Polyclinique médicale populaire de Montréal.

«Il doit y avoir quelque chose que je n’ai pas compris», ironise-t-elle.

Avenir sombre

Bien qu’il embauche présentement quatre médecins, M. Normandeau croit aussi que l’avenir est sombre.

«Ici, ce sont des médecins âgés. Honnêtement c’est inquiétant pour le recrutement, avoue-t-il. Les jeunes ne sont pas intéressés. Ça va être difficile dans 10 ans pour les accidentés d’avoir les soins.»

En 2011, une nouvelle spécialité de «médecine du travail» a été créée. Depuis, seuls 43 médecins ont reçu la formation spécialisée.

Les prestations versées par la CSST totalisaient 1,9 milliard $ en 2014.

DES PLAINTES POUR FAIRE TAIRE UN EXPERT

Après avoir traité 20 000 cas de lésions professionnelles dans sa carrière, un médecin a dû s’engager à ne plus accepter de dossiers de la CSST pour éviter d’être traduit en discipline.

Ce docteur, qui a requis l’anonymat, estime qu’on a voulu le faire taire en raison de l’expertise qu’il avait acquise au cours de sa pratique.

«C’est sûr que c’est mon impression. Absolument», dit le médecin de famille, qui soupçonne que la plainte déposée contre lui au Collège des médecins (CMQ) provient de la CSST.

«Les médecins coûtent cher à la CSST, ça ne fait pas leur affaire, souligne-t-il. […] Je sais qu’il y a d’autres médecins qui ont eu des problèmes, certains ont pris leur retraite, d’autres ont accepté des limitations.»

De la pression

Pour ce médecin, il ne fait aucun doute que la CSST et les employeurs mettent beaucoup de pression sur les médecins: «Il y a des employeurs difficiles. Un collègue s’est fait dire: “Si vous ne changez pas votre rapport, vous aurez une plainte au Collège.”»

C’est ce qui lui est arrivé, dit-il, et pour éviter d’aller en discipline, il s’est engagé auprès du Collège à ne plus accepter de nouveaux cas de lésions professionnelles.

«Quand le Titanic coule, il faut sauver sa peau, souffle-t-il. Aller en discipline, c’est se battre les deux yeux fermés et les bras derrière le dos.»

Défaite assurée ?

«On plaide coupable parce qu’on sait qu’on va perdre. […] Je pourrais continuer à travailler sans la CSST. Ce ne sont pas les patients qui manquent», déplo­re le médecin, qui a donc dû abandonner ce pan de sa pratique.

Le CMQ assure ne recevoir aucune pression de la CSST.

Le Collège ne pouvait cependant pas préciser combien de médecins se sont vu imposer une pratique limitée en lien avec les cas de CSST.